Depuis la fin des années 1960, la grille de lecture agricole des territoires s’est progressivement affranchie des considérations sociales, culturelles et même historiques pour embrasser une perception exclusivement économique… avec un certain succès, mais aussi des rendez-vous manqués. Ainsi, le territoire a été positionné dans la carte agricole mondiale pour évaluer sa compétitivité, sa capacité à s’inscrire dans les échanges internationaux pour créer de la valeur, accessoirement de l’emploi, et participer au solde commercial. Le modèle des SAT entend challenger cette approche à l’aune des nouveaux enjeux.
Le cloud agricole ou le modèle des « moins-disant sociaux »
Avec un verbatim industriel et supposément pragmatique (compétitivité, chaine de valeur, optimisation matérielle), les territoires agricoles ont été virtuellement extraits de leur ancrage, de leur région et de leur environnement pour intégrer une sorte de « cloud agricole » mondialisé. En somme : les territoires, étiquetés selon leur spécialité, fournissent des produits agricoles bruts, conditionnés puis transformés en France ou à l’étranger. Résultat : production intensive de masse, dégradations environnementales, monoculture (spécialisation) et donc éloignement de l’autosuffisance régionale, intrants parfois dangereux, scandales sanitaires et domination des « moins-disant sociaux ».
Mais la crise de la Covid-19 a mis à nu la fragilité structurelle de cette déterritorialisation, avec un corollaire prévisible : baisse des stocks disponibles, désorganisation de la chaîne de production et de distribution et restrictions des échanges internationaux par les Etats. Dans ce contexte, comment renouer avec les débouchés locaux alors même que de vastes territoires font de la monoculture ? Comment réintégrer, dans la vocation des territoires, les desseins de la sécurité alimentaire des régions, la lutte contre le changement climatique, le respect du bien-être animal, la rémunération à leur juste valeur des éleveurs et agriculteurs, la lutte contre l’obésité et autres problèmes de santé publique ? Bien entendu, la réflexion ne saurait déboucher sur une alternative viable si elle fait fi de la variable économique.
Le système alimentaire territorialisé (SAT) et l’enjeu de la triple proximité
Le système alimentaire territorialisé, ou SAT, s’impose comme une alternative crédible au système agroalimentaire mondialisé. Il prône une réflexion active et innovante pour inventer des modèles de production taillés sur mesure pour les territoires, avec une valorisation des produits locaux dans des filières de proximité, un meilleur partage de la valeur créée dans le territoire et, plus largement, une prise en compte des enjeux de développement durable à l’échelle du territoire. Le SAT repose sur une collaboration étroite entre la production, la transformation, la consommation et la gestion des déchets, sur la base de partenariats entre les acteurs privés, publics et issus de la société civile, là encore à l’échelle du territoire.
Le SAT ne remet pas à en question l’enjeu économique, intrinsèque à l’agriculture. Il prône en effet une réduction du gaspillage tout au long de la chaîne de valeur, par exemple. Plutôt qu’un retour à l’agriculture des anciens, le SAT est une mise à jour des schémas agricoles du 20e siècle. Jean-Louis Rastoin, fondateur de la chaire UNESCO en Alimentations du monde, explique* : « Les SAT ne constituent pas un retour nostalgique à l’organisation des systèmes alimentaires dans les économies rurales du début du 20e siècle, mais une mutation du modèle de production et de consommation, une nouvelle ‘grande transformation’ au sens de Karl Polanyi, basée sur des innovations durables et motivées par le progrès humain ». Les SAT prônent une triple proximité :
- Une première proximité entre les productions agricoles (végétales et animales) et la forêt, dans la cohérence de l’écosystème local ;
- Une deuxième proximité, entre les matières premières dans les exploitations agricoles et la transformation agroalimentaire, portée par l’artisanat et les TPE/PME ;
- Une troisième proximité entre les producteurs et les consommateurs, par le biais des circuits courts.
En phase de transition écologique, les produits des SAT coûteront plus cher que ceux de l’agro-industrie. Pour Jean-Louis Rastoin, ce différentiel de prix peut être résorbé :
- « Par arbitrage entre dépenses dans le budget de 80 % des ménages» ;
- Par une intervention publique pour la population en situation de précarité, avec « une aide alimentaire restructurée, des coupons ou carte d’achat sur des produits ciblés».
Rappelons d’ailleurs cette statistique issue d’une enquête « Odoxa-Comfluence » : 93 % des Français souhaitent que la France œuvre pour une plus grande autonomie agricole, même si cela engendre une hausse des prix pour les consommateurs.
La coopérative, au cœur de l’effort de reterritorialisation
Parce qu’elle n’est ni délocalisable, ni « opéable », la coopérative est au cœur de cette reterritorialisation agricole. La coopérative dynamise des régions parfois désertées, concourt à l’aménagement des territoires, valorise le savoir-faire rural et crée des emplois. L’écosystème de la coopérative peut être perçu comme une miniature de SAT, avec une expérience cumulée sur plusieurs décennies, riche en enseignements. Fondée en 1887, la coopérative Terrena s’emploie à produire plus, mieux et surtout avec moins. Gastronome Professionnels, émanation de l’esprit coopératif de Terrena au service des professionnels de la restauration et des entreprises agroalimentaires, s’appuie sur des filières fortes et bien différenciées , à la hauteur des nouveaux enjeux, comme La Nouvelle Agriculture® et La Volaille Française.
*Propos tirés de son livre « Systèmes alimentaires / Food Systems », éditions Classiques Garnier (2016).